Argumentaire

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Parmi l’importante littérature portant sur les récentes évolutions de l’État social, en France et à travers une approche comparative, l’un des enjeux majeurs qui a émergé, au croisement de la science politique, de la théorie politique, de la sociologie, du droit et de l’histoire est le phénomène dit de l’activation de la protection sociale. Définie à la fois comme introduction d’un lien réglementaire et législatif entre protection sociale et marché du travail ou comme transfert de la responsabilité des problèmes sociaux vers la figure individuelle, selon que l’on insiste sur sa dimension économique ou politique, elle est en tout cas conçue comme une mutation d’ensemble des systèmes de protection sociale et des politiques de lutte contre la pauvreté. Son étude s’est largement inscrite dans les recherches de typologies (dans la voie tracée par : (Esping-Andersen, 1999)), donnant lieu à une différenciation allant de sa forme libérale à une forme sociale-démocrate (Barbier, 2017). Les États-Unis constituant l’archétypique de la première forme, tandis que le cas français – et son modèle de l’insertion – se situerait dans une position intermédiaire entre les deux pôles. En parallèle, des recherches qualitatives se sont davantage intéressées à cette modification du régime de protection sociale à partir des expériences des bénéficiaires (Duvoux, 2009), que ce soit dans l’insistance sur la mobilisation des ressources subjectives (Astier, 2007) ou sur la multiplication des contrôles et des sanctions (Dubois, 2021), ou encore à travers une approche davantage institutionnelle d’inspiration juridique portant sur la conditionnalité de l’aide (Bec, 2007). Sans ignorer les reconfigurations socio-historiques qui ont conduit à la recomposition (plutôt qu’à la disparition) (Le Galès et Vezinat, 2014) de l’État social, ces recherches privilégient – pour une bonne partie d’entre elles – l’enquête de terrain. Leur objectif consiste à saisir « par le bas » ce qui se joue dans les interactions de face à face entre street-level-bureaucrats et publics cibles (Lipsky, 1980), ainsi que dans le sens donné à la tâche d’assistance par les premiers ou au bénéfice de celle-ci par les seconds.

Si la question de l’activation des protections sociales a suscité de nombreuses recherches c’est en partie parce qu’elle est réputée constituer le témoin privilégié d’un bouleversement dans les rapports entre État et société que l’on décrit habituellement sous le terme de néolibéralisme. L’activation serait alors à replacer dans un ensemble plus général de modifications d’un régime de gouvernementalité. Si l’analyse de l’activation n’est donc pas nouvelle dans la littérature française, l’ouvrage qu’a fait paraître Nicolas Duvoux en 2015, Les oubliés du rêve américain, permet d’atteindre au cœur de ce débat et d’en reconfigurer les enjeux les plus politiques. En se concentrant sur le cas des États-Unis, celui-ci décrit un phénomène général et cohérent où le dessaisissement dans la lutte contre la pauvreté de la puissance publique aux profits d’acteurs privés, notamment philanthropiques, s’accompagne d’une radicalisation du registre psychologisant du self-help et de l’empowerment. Phénomène qui prend place dans un contexte de mutation politique et économique générale, marqué par le passage d’un capitalisme industriel à sa forme financiarisée. Les principales coordonnées de ce qui est traditionnellement réuni sous le terme de néolibéralisme se trouvent ainsi analysées dans leurs rapports internes et dans leur concrétisation sur le terrain, à travers le cas de « la politique publique privée » que constitue l’assistance organisée par la philanthropie américaine dans les quartiers les plus précarisés et ségrégés. Les enjeux soulevés par l’ouvrage sont donc nombreux et touchent au cœur de notre situation contemporaine, invitant à un travail de reprise et d’approfondissement interdisciplinaire.

Mais si l’étude de la situation américaine permet d’atteindre une telle compréhension du néolibéralisme, c’est précisément parce que le rapport entre État et société s’y présente sous une forme originale, différente de la tradition européenne, et a fortiori française. Le « détour comparatif » prôné par Nicolas Duvoux dans la conclusion de l’ouvrage pour mieux comprendre le système de protection sociale français dévoile alors tout son apport heuristique comme son ambivalence : si le cas américain rend clair en les radicalisant des tendances de remise en cause d’un certain nombre d’équilibres construits au cours du XXe siècle dans les démocraties occidentales, c’est précisément parce qu’il a historiquement constitué un cas à part dans cette histoire de la régulation sociale étatique. Le prix de la pertinence d’une telle comparaison est donc toujours payé par un risque, celui de se méprendre sur le statut à accorder à la situation américaine, que l’on considérerait comme simple pointe avancée d’une logique occidentale générale, à exécrer ou à admirer. Pour fructueuse qu’elle soit dans ses résultats, la comparaison franco-américaine des protections sociales est donc toujours suspendue à une indispensable réflexivité méthodologique.

À la condition de mener cette réflexion de méthode et de prendre au sérieux ce que cette comparaison charrie de parti-pris épistémologiques et politiques, on pourra accorder à ses résultats leur pleine portée à travers des discussions qui en approfondiront les enjeux. Cette journée d’étude se veut en effet un prolongement au débat sur les pistes ouvertes par cet ouvrage à travers un dialogue interdisciplinaire entre sociologues, politistes, historiens et philosophes. Elle sera principalement consacrée à quatre dimensions centrales que Les oubliés du rêve américain mettent en lumière.

(1) L’enjeu préliminaire et transversal sur lequel cette journée entend revenir est donc celui de la méthodologie à adopter pour effectuer une comparaison franco-américaine des protections sociales. Cette réflexion se déclinera à travers les interrogations suivantes : Comment rendre compte du fonctionnement d’institutions souvent saisies par des approches macrosociologiques par une enquête de sociologie qualitative ? Quel statut accorder à l’approche comparative des protections sociales ? Comment rendre compte de la spécificité d’une tradition nationale tout en accordant de l’intérêt à des trajectoires similaires que connaissent d’autres États-nations ? La méthode comparative implique-t-elle toujours une déshistoricisation empêchant une compréhension des phénomènes sociaux dans leur logique historique propre ? Y a-t-il des enjeux politiques à ces deux approches différentes ? Comment étudier les protections sociales dans le cas américain sans en faire un repoussoir ou un idéal, et sans y mêler des conceptions téléologiques ?

(2) La privatisation du Welfare observée aux États-Unis, fournira ensuite l’occasion de prolonger la réflexion sur les évolutions des États occidentaux et du rapport de ce processus à la société dans un contexte que l’on décrit comme néolibéral. En d’autres termes, il s’agira d’interroger la recomposition étatique, processus qui ne fait pas disparaître l’État social, mais produit des délégations ou des dessaisissements de service public au profit des acteurs privés (associations, fondations philanthropiques). Comment s’articule le rôle des acteurs privées, notamment associatifs, et celui de l’État, dans le cadre des politiques sociales ? Est-ce que la seule lecture de la délégation de l’État au profit des acteurs philanthropiques ou associatifs est pertinente (Smith et Lipsky, 1993)? Ne faudrait-il pas y voir également, de manière symétrique, la conquête d’anciens monopoles publics par des mobilisations venues du privé (Brodiez-Dolino, 2021)?

(3) Cette journée d’étude s’intéressera aussi au problème majeur de la reconfiguration des rapports entre individu et société par l’usage de la responsabilisation individuelle dans les sociétés occidentales post-industrielles, qu’illustre la progressive conditionnalité de la protection sociale. Dans quelle mesure le développement d’une rhétorique de responsabilisation individuelle est-elle inséparable d’un mouvement d’ensemble de dessaisissement par l’État de ses prérogatives sociales au profit d’une régulation localisée, privatisée et « communautarisée » ? Jusqu’où peut-on considérer que le paradigme de l’activation représente une rupture radicale avec la logique du droit social ? Quel rôle joue cette dimension de l’activation dans un ensemble plus général, comprenant notamment le Workfare (Krinsky et Simonet, 2017)? Quelle conception anthropologique est impliquée dans le mouvement de responsabilisation des individus ?

(4) L’insistance sur les ressources subjectives des individus dont témoigne l’activation sera enfin approfondie à partir de la question plus générale d’une subjectivisation et d’une psychologisation des problématiques sociales qui semblent constituer une évolution générale et récente au sein des démocraties occidentales. Comment interpréter et expliquer le développement de la rhétorique du self help et de l’empowerment qui s’expriment notamment dans le monde du travail (Bernard, 2020 ; Salman, 2021) ? Dans quelle mesure cette subjectivisation constitue une des évolutions majeures des sociétés post-industrielles ? Comment les publics cibles réagissent, s’approprient ou s’opposent à ce discours ? Dans quelle mesure le concept de néolibéralisme permet-il de cerner adéquatement ce qui se joue conjointement dans la psychologisation du social et la désétatisation de la protection sociale ?

Bibliographie indicative

Astier I. 2007. Les nouvelles règles du social. Paris : Presses universitaires de France.

Barbier J.-C. 2017. L’assistance sociale en Europe : traits européens d’une réforme et persistance de la diversité des systèmes (1988-2017). Revue française des affaires sociales, (3) : 15‑45.

Bec C. 2007. De l’État social à l’État des droits de l’homme ? Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Bernard S. 2020. Le nouvel esprit du salariat: rémunérations, autonomie, inégalités. Paris : Presses Universitaires de France.

Brodiez-Dolino A. 2021. « Gravir les marches du Vatican, de l’Élysée, de l’ONU... », ATD Quart Monde et la lutte contre la pauvreté: enjeux de (re)connaissance, Habilitation à diriger des recherches, Paris : EHESS.

Dubois V. 2021. Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre. Paris : Raisons d’agir.

Duvoux N. 2009. L’autonomie des assistés: sociologie des politiques d’insertion. Paris : Presses universitaires de France.

Esping-Andersen G. 1999. Les trois mondes de l’État-providence: essai sur le capitalisme moderne. Paris : Presses universitaires de France.

Krinsky J., Simonet M. 2017. Who cleans the park? public work and urban governance in New York City. Chicago : University of Chicago Press.

Le Galès P., Vezinat N. 2014. L’État recomposé. Paris : Presses universitaires de France.

Lipsky M. 1980. Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of The Individual in Public Services. New-York : Russell Sage Foundation.

Salman S. 2021. Aux bons soins du capitalisme : le coaching en entreprise. Paris : Presses de Sciences Po.

Smith S.R., Lipsky M. 1993. Nonprofits for hire: the Welfare State in the age of contracting. Cambridge : Harvard University Press.

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